
Le jeu vidéo aime les monstres. Depuis ses débuts, il nous met face à eux, nous envoie les affronter, les traquer, les vaincre. Mais que se passe-t-il quand le joueur devient le monstre ? Carrion prend ce concept à bras-le-corps — ou plutôt à tentacules — et nous propulse dans la peau (ou plutôt la masse informe) d’une créature horrifique en quête de liberté… et de chair fraîche.
Dans ce “reverse horror game”, comme l’ont qualifié ses créateurs, les rôles sont inversés. On ne fuit pas l’horreur, on l’incarne. Et cette idée toute simple, presque enfantine dans son sadisme, donne naissance à un jeu singulier, viscéral, où l’on avance en dévorant tout sur notre passage, dans un ballet sanglant parfaitement orchestré.
Carrion, c’est un hommage aux films de science-fiction horrifique des années 80 (on pense à The Thing de Carpenter ou Alien), saupoudré de gameplay fluide et nerveux, et d’une ambiance pesante parfaitement restituée par un pixel art poisseux. Ce n’est ni un jeu à rebondissement, ni une œuvre verbeuse : c’est une expérience brute, intense, où le plaisir vient du mouvement, de la transformation, et du chaos que l’on sème.
Court, mais marquant, Carrion mérite qu’on s’y attarde, ne serait-ce que pour son parti-pris original et son exécution maîtrisée. Il n’a pas vocation à révolutionner le genre, mais il prouve que l’inversion de perspective, si bien menée, peut suffire à créer un moment de jeu unique.

Développement
Carrion est le fruit du travail de Phobia Game Studio, un petit studio indépendant basé en Pologne. Fondé par des passionnés d’horreur et de pixel art, le studio s’est fait remarquer par son approche inversée du genre horrifique : au lieu de faire fuir le joueur face à un monstre, Carrion le place dans la peau de ce dernier. Un concept simple, mais radical, qui a tout de suite éveillé la curiosité.
C’est grâce au soutien de Devolver Digital, éditeur emblématique de la scène indé connu pour son goût du bizarre et de l’expérimental (Hotline Miami, Katana ZERO, Loop Hero…), que le jeu a pu prendre son envol. Devolver a immédiatement cru en ce projet un peu fou, lui apportant non seulement une visibilité internationale, mais aussi une liberté artistique totale. Le résultat est un jeu qui ne ressemble à aucun autre.
Développé sous un moteur maison avec une équipe réduite, Carrion a pris plusieurs années à voir le jour. Le style graphique rétro en pixel art, loin d’être un choix par défaut, permet ici d’instaurer une ambiance dérangeante à souhait tout en jouant habilement sur la suggestion. Le sang, les cris, les détails organiques visqueux : tout est pensé pour stimuler l’imaginaire plus que pour choquer gratuitement.
L’équipe de Phobia Game Studio a aussi fait le choix d’un jeu court mais intense, en privilégiant la cohérence de l’expérience sur la quantité de contenu. En moyenne, Carrion se termine en 4 à 6 heures, un format resserré qui colle parfaitement à sa proposition : un moment de rage animale, de chaos contrôlé, sans temps mort.

Gameplay
Le cœur de Carrion, c’est son gameplay : fluide, instinctif, immédiatement jouissif. Dès les premières secondes, le joueur prend le contrôle de la créature — une masse organique tentaculaire — sans aucun tutoriel intrusif. Et pourtant, tout fonctionne. Le jeu mise sur une prise en main naturelle, où les actions de base — se déplacer, agripper, déchiqueter — deviennent vite une seconde nature.
Le déplacement est l’un des grands plaisirs du jeu. Contrairement à la lourdeur attendue d’un tel monstre, on évolue ici avec une grâce étrange, presque aérienne. Les tentacules s’accrochent automatiquement aux surfaces, permettant à la créature de ramper, glisser, s’infiltrer à travers les conduits d’aération ou éclater les portes d’un élan sauvage. Chaque recoin du laboratoire devient un terrain de jeu organique, à explorer librement.
Le gameplay repose sur une boucle simple mais terriblement efficace :
- Explorer le niveau,
- Dévorer les humains pour regagner de la vie ou grossir,
- Acquérir de nouvelles capacités en absorbant des « noyaux biologiques »,
- Utiliser ces pouvoirs pour progresser vers de nouvelles zones.
Ces capacités enrichissent progressivement la panoplie du monstre : tir de biomasse, charge destructrice, invisibilité temporaire, ou encore parasitage de corps humains. Et pour ajouter une touche de subtilité, la créature change de « forme » selon sa masse : petite, elle peut se faufiler et utiliser certains pouvoirs ; massive, elle devient une bête de destruction brute mais perd en finesse.
Le jeu reprend une structure à la Metroidvania : un monde semi-ouvert, interconnecté, avec des zones inaccessibles au départ mais qui le deviennent à mesure qu’on débloque des pouvoirs. L’exploration reste toutefois guidée et claire, évitant les errances inutiles.
En combat, Carrion brille par sa brutalité. Les ennemis — soldats armés de mitraillettes, lance-flammes ou drones — peuvent devenir redoutables si on fonce tête baissée. Le jeu invite alors à alterner entre approche furtive et assaut frontal. Et il faut bien le dire : attraper un garde par surprise pour le fracasser contre les murs reste un petit plaisir coupable à chaque fois.
Pas de HUD envahissant, pas d’objectif qui clignote : tout est organique, dans le ressenti, dans la logique spatiale. Le jeu fait confiance au joueur — et ça fonctionne.

Scénario
Le scénario de Carrion tient en quelques lignes… et c’est précisément ce qui fait sa force. Pas de cinématiques verbeuses, pas de longs dialogues : tout passe par l’environnement, le ressenti, et le point de vue unique du joueur. On n’incarne pas un héros en quête de vérité — on est la menace, une créature inconnue et incontrôlable qui cherche à s’échapper du complexe où elle est retenue prisonnière.
Le récit est présenté de manière fragmentée, presque silencieuse. Quelques flashbacks jouables permettent d’entrevoir l’origine de la créature, mais ils restent volontairement ambigus. Ces scènes inversent temporairement les rôles : on y incarne un scientifique humain, découvrant une mystérieuse masse biologique… avant que tout ne dégénère.
Ce choix narratif minimaliste est volontaire. Le studio n’essaie jamais de justifier l’horreur, ni de la moraliser. Le joueur est invité à interpréter les événements : est-on un produit de laboratoire devenu incontrôlable ? Une entité extraterrestre ? Une expérience ratée ? Le jeu ne donne pas de réponse claire, préférant semer des indices visuels et laisser l’imagination faire le reste.
La progression narrative suit celle de la créature : plus elle grossit, plus elle se libère, jusqu’à l’inévitable point de non-retour. Et lorsque la fin arrive, brutale, dérangeante, elle ne propose pas de résolution classique. Pas de générique grandiloquent, juste un silence pesant — et cette étrange sensation d’avoir été le fléau, pas la victime.
Ce minimalisme narratif, combiné à l’ambiance visuelle et sonore très marquée, donne à Carrion une dimension presque symbolique : on y projette ce qu’on veut, on y voit ce qu’on ressent. Une pure expérience sensorielle, où l’horreur naît autant de ce qu’on fait… que de ce qu’on comprend.

L’environnement comme narration
Dans Carrion, il n’y a ni voix off, ni journal audio, ni interface qui raconte quoi que ce soit. Et pourtant, le jeu raconte une histoire en permanence. Il le fait à travers ses décors, ses détails, la manière dont les niveaux sont construits et les traces que laissent nos actes.
Dès les premières salles, on comprend qu’on s’échappe d’un laboratoire souterrain. Mais ce laboratoire n’est pas un simple couloir générique. On y voit des salles d’expérimentation, des cages brisées, des traces de lutte, des restes humains éparpillés. Plus loin, ce sont des infrastructures militaires, puis des zones plus industrielles, plus anciennes, comme si la base avait été construite en plusieurs strates successives. Chaque environnement dévoile une stratification narrative, une chronologie implicite.
Les scientifiques et soldats qui fuient à notre approche, les alarmes qui se déclenchent, les lumières de secours, les postes de surveillance abandonnés… tout cela participe à créer un sentiment de chaos maîtrisé. Rien n’est dit, mais tout est montré. On comprend que l’on dérange un ordre établi, qu’on est une anomalie.
Le jeu utilise aussi les objets de décor pour densifier son propos : des postes informatiques encore allumés, des cages ouvertes, des postes médicaux ensanglantés, des salles de repos abandonnées en urgence. Ces éléments ancrent la narration dans le quotidien, comme si tout s’était effondré en quelques minutes. On devine une catastrophe imminente — celle qu’on incarne.
Enfin, les flashbacks jouables renforcent ce mode de narration visuelle : on revisite des lieux familiers, mais dans un passé plus propre, plus organisé, avant que tout ne bascule. Ce contraste entre “avant” et “après” donne au joueur une perspective vertigineuse sur ce qu’il provoque — sans jamais tomber dans le commentaire moralisateur.
Carrion fait le pari de la narration par le vide, par l’atmosphère. Et c’est un pari réussi : le joueur comprend sans qu’on ait besoin de lui expliquer. Ce qui est rare — et précieux.

Conclusion
Carrion est un jeu à part. Court, intense, viscéral, il renverse les codes habituels du jeu d’horreur en nous plaçant du mauvais côté du miroir. Ici, on ne fuit pas le monstre : on l’est. Et ce simple renversement de perspective suffit à créer une expérience mémorable, marquée par une ambiance glauque, un pixel art maîtrisé et un gameplay d’une efficacité redoutable.
Ce n’est pas un jeu qui cherche à plaire à tout le monde, ni à s’étirer inutilement. En quelques heures, il déroule son idée, la pousse jusqu’au bout, et s’arrête net — sans fioriture. Une proposition forte, audacieuse, à l’image du catalogue de Devolver Digital qui continue de nous offrir des pépites atypiques.
Que l’on soit amateur de Metroidvania, de body horror, ou simplement en quête d’un jeu marquant et différent, Carrion mérite sa place dans toute ludothèque curieuse. Et une fois la manette posée, il laisse derrière lui cette sensation étrange : celle d’avoir goûté à l’horreur pure… mais avec un plaisir monstrueux.
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