
Il existe des jeux qui ne cherchent pas à épater par leur gameplay explosif ou leurs graphismes photoréalistes, mais qui marquent par la force de leur univers et la justesse de leurs thèmes. Citizen Sleeper fait partie de ceux-là. À mi-chemin entre le visual novel, le jeu de rôle narratif et la simulation de survie minimaliste, il propose une plongée saisissante dans un monde cyberpunk où l’humain, réduit à un corps synthétique et une mémoire floue, lutte pour exister dans les interstices d’une société abandonnée par les grandes corporations.
Ce titre, indépendant et intimiste, nous place dans la peau d’un Sleeper : une conscience humaine hébergée dans un corps artificiel, traquée par la mégacorporation qui en revendique la propriété. Fuyant ce destin, on échoue sur une station spatiale à la dérive — Erlin’s Eye — et c’est là que commence notre survie. Choisir entre réparer son enveloppe défaillante, nouer des alliances fragiles, ou simplement manger un repas chaud devient un dilemme quotidien.
Avec ses mécaniques inspirées des jeux de rôle sur table et son écriture d’une rare qualité, Citizen Sleeper s’impose comme un incontournable du paysage cyberpunk moderne. Il n’a peut-être ni les néons criards ni les fusillades frénétiques d’un Cyberpunk 2077, mais il en incarne l’essence même : la précarité de l’individu face à un monde technologique froid et impitoyable.

Développement du jeu
Citizen Sleeper est le fruit d’un travail indépendant mené presque en solitaire par Gareth Damian Martin, sous le nom du studio Jump Over the Age. Connu également pour leur précédent jeu, In Other Waters, Gareth Damian Martin est une figure à part dans le paysage vidéoludique : écrivain, designer narratif, et développeur, il revendique une approche profondément personnelle et expérimentale du jeu vidéo. Avec Citizen Sleeper, leur ambition était claire : créer une expérience narrative forte, centrée sur la survie et l’identité dans un monde post-capitaliste.
Le jeu est édité par Fellow Traveller, un label australien spécialisé dans les jeux narratifs et engagés, à qui l’on doit notamment Paradise Killer ou Genesis Noir. Ce partenariat a permis à Citizen Sleeper de bénéficier d’une belle visibilité malgré ses moyens modestes, notamment via une sortie dès le premier jour sur le Xbox Game Pass.
Le développement de Citizen Sleeper puise ses inspirations dans plusieurs sources majeures. On retrouve bien sûr les grands classiques du cyberpunk littéraire comme Neuromancien ou Altered Carbon, mais aussi des influences ludiques marquées : Gareth Damian Martin cite notamment les jeux de rôle sur table tels que Blades in the Dark pour le système de dés, ainsi que les récits interactifs minimalistes comme 80 Days ou Disco Elysium pour leur manière d’explorer la narration à travers le choix et la contrainte.
Techniquement, le jeu repose sur une structure simple, épurée, presque statique, mais cette sobriété n’est jamais une faiblesse. Elle permet de concentrer toute l’attention du joueur sur l’écriture, les personnages, et les dilemmes moraux qui forment le cœur de l’expérience. Citizen Sleeper est un jeu d’auteur dans le sens le plus noble du terme : singulier, engagé, et profondément humain.

Gameplay et narration
Citizen Sleeper se distingue par un gameplay atypique, directement inspiré des jeux de rôle sur table. Chaque journée commence par un lancer de dés, dont le résultat déterminera la qualité des actions possibles pour les heures à venir. Ces dés, symboles du potentiel du personnage à agir, reflètent en réalité son état de santé et de stabilité. Plus il est affaibli, moins il a de dés à lancer, et plus ses possibilités se réduisent. Ce système, simple en apparence, instaure une tension constante : chaque décision compte, et chaque action peut avoir des conséquences durables.
Le joueur doit jongler entre des objectifs à court terme — se nourrir, réparer son corps synthétique, éviter la traque — et des choix à plus long terme qui façonnent le destin du protagoniste et de la station. Il ne s’agit pas d’un jeu où l’on “gagne” ou “perd” rapidement, mais plutôt d’une lente progression, où la survie passe par les relations tissées avec les habitants d’Erlin’s Eye.
La narration, très riche, occupe une place centrale. Chaque personnage rencontré est l’occasion d’explorer un pan du monde cyberpunk imaginé par le développeur. On y croise des ferrailleurs, des cuisiniers, des hackers, des réfugiés, chacun avec ses propres motivations, son histoire, et ses dilemmes. Les dialogues sont finement écrits, jamais bavards, et toujours empreints d’une certaine mélancolie, voire d’une forme d’espoir discret.
Il n’y a pas de combat au sens traditionnel du terme. Toute la tension du jeu repose sur la gestion des priorités, la rareté des ressources, et la peur de l’échec. L’absence de mécaniques spectaculaires est volontaire : ici, le drame se joue dans les détails, les silences, les choix impossibles. On retrouve un style visuel épuré, presque froid, mais très lisible, avec une interface claire et stylisée, soutenue par une bande-son ambient discrète mais parfaitement adaptée.
Citizen Sleeper ne cherche pas à plaire à tout le monde. C’est un jeu qui prend son temps, qui pousse à réfléchir, et qui récompense l’attention portée aux mots. Pour ceux qui apprécient les expériences narratives profondes et les systèmes de jeu originaux, c’est un véritable bijou.

Prise en main
Derrière son apparente simplicité, Citizen Sleeper demande un petit temps d’adaptation. Le joueur est rapidement plongé dans l’univers du jeu, sans long tutoriel ni aide insistante. Les mécaniques — basées sur le lancer de dés et la gestion de plusieurs jauges vitales — peuvent paraître abstraites au départ, mais deviennent vite intuitives après quelques cycles.
La première difficulté vient du contexte même du personnage : un être affaibli, instable, constamment menacé par l’usure de son corps synthétique. On comprend très vite que chaque décision aura un prix, et que survivre quelques jours de plus est déjà un petit exploit. Cela renforce l’immersion et donne du poids à chaque action. On ne peut pas tout faire : il faut choisir, renoncer, prioriser.
L’interface, bien pensée, contribue à la prise en main. Elle affiche clairement les lieux accessibles, les actions disponibles, et les conséquences potentielles. Les pictogrammes et les codes couleurs permettent de repérer d’un coup d’œil les zones de risque ou les opportunités. Le système de suivi des quêtes est simple, mais suffisant pour ne pas se perdre dans les arcs narratifs.
En termes d’accessibilité, le jeu propose une lecture fluide, avec une taille de police réglable et une navigation au clavier ou à la souris. Il se joue à son rythme : pas de timer stressant, pas de combat chronométré, mais une tension permanente liée à la dégradation du corps du Sleeper. Cela crée un équilibre subtil entre confort de jeu et pression psychologique.
La difficulté n’est jamais punitive de manière gratuite, mais elle impose une rigueur constante. Le joueur doit apprendre à anticiper, à prendre des risques calculés, et parfois à faire des sacrifices. Cette courbe d’apprentissage est l’un des éléments qui rendent le jeu aussi prenant : on ne le subit pas, on l’apprend, on l’apprivoise.

Le scénario
Le scénario et les différentes accroches pour garder le joueur captivé
Citizen Sleeper ne propose pas un seul fil rouge imposé, mais plusieurs arcs narratifs entremêlés, que le joueur peut choisir de suivre — ou non. L’objectif n’est pas de « sauver le monde », mais de trouver sa place dans un écosystème déjà brisé, celui de la station spatiale Erlin’s Eye, une colonie oubliée à la dérive, habitée par des survivants, des marginaux, des travailleurs et des rêveurs.
Le point de départ est fort : incarner une conscience humaine téléchargée dans un corps synthétique appartenant à une mégacorporation, en fuite, traquée, et dont le corps se détériore un peu plus chaque jour. Dès les premières minutes, le jeu place le joueur face à une urgence vitale. Mais plutôt que de précipiter l’action, Citizen Sleeper installe une ambiance, un rythme lent, presque contemplatif. Les choix sont rarement simples, souvent moraux, et parfois irréversibles.
Chaque rencontre est une accroche. Chaque personnage rencontré — un technicien, un ancien militant, une restauratrice, une IA brisée — propose une histoire, un projet, une quête. Ces histoires secondaires forment peu à peu une toile, un portrait de la station et de ses habitants, et laissent au joueur le soin de choisir les liens qu’il veut approfondir.
Les rebondissements
Malgré son rythme posé, le jeu ménage plusieurs rebondissements bien dosés. Certains arcs narratifs évoluent de manière inattendue, révélant la complexité des personnages ou la dureté des systèmes en place. Il ne s’agit pas de retournements spectaculaires, mais plutôt de révélations progressives, qui réorientent les intentions du joueur.
Le ton reste constamment juste : entre mélancolie, espoir et résignation. Les enjeux montent progressivement, parfois jusqu’à mettre en tension plusieurs objectifs incompatibles. La réussite d’un arc peut compromettre un autre. Cela force le joueur à s’impliquer, à réfléchir à la portée de ses choix, et à accepter leurs conséquences.
Les différentes fins possibles (sans trop faire de spoil)
Citizen Sleeper ne propose pas une seule « bonne » fin, mais plusieurs issues possibles, souvent ouvertes. Chaque arc narratif majeur peut se conclure de différentes manières, et ces fins se combinent selon les choix effectués tout au long du jeu. Certaines permettent au personnage de s’échapper, d’autres de s’enraciner. Certaines sont douces-amères, d’autres tragiques ou ambiguës.
Le jeu ne juge pas les décisions du joueur. Il présente des trajectoires plausibles dans un monde brisé, et offre une forme de liberté rarement atteinte dans les jeux narratifs. Il est tout à fait possible de terminer le jeu en ayant raté certaines quêtes, ou en ayant ignoré des pans entiers de la station. Cela renforce la rejouabilité, mais surtout, la sensation que chaque partie est unique.

Conclusion
Citizen Sleeper n’est pas un jeu qui cherche à séduire par la surenchère ou l’action frénétique. Il prend le contre-pied de tout ce que l’on attend souvent du genre cyberpunk. Ici, pas de néons à outrance, pas de héros surarmé, mais un être fragile, condamné à survivre dans un monde qui l’ignore ou le rejette. C’est une œuvre qui parle d’identité, de précarité, de communauté, mais aussi de choix — souvent difficiles, parfois salvateurs.
Avec son gameplay minimaliste mais tendu, son écriture fine et sa vision résolument humaine du futur, le jeu s’impose comme l’un des titres les plus marquants du genre. Il prouve qu’il n’est pas nécessaire d’avoir un budget colossal pour livrer une expérience forte, mémorable et profondément cyberpunk dans l’âme.
Pour ceux qui aiment les récits d’anticipation intelligents, les mécaniques de jeu sobres mais impactantes, et les univers où chaque détail compte, Citizen Sleeper est une pépite à ne pas laisser passer. C’est un jeu qui ne crie pas, mais qui parle juste — et longtemps après la fin, on l’entend encore résonner.
Et après ?
L’univers de Citizen Sleeper ne s’arrêtera pas là. En mars 2024, Gareth Damian Martin a annoncé officiellement Citizen Sleeper 2: Starward Vector, une suite directe qui promet d’élargir l’horizon du premier opus. Cette fois, le joueur incarnera un nouveau Sleeper, toujours en fuite, mais à bord d’un vaisseau spatial, dans un système stellaire ouvert à l’exploration.
Le système de dés sera de retour, mais enrichi de nouvelles mécaniques, notamment la gestion d’un équipage et la navigation dans un espace instable, où chaque choix pourra peser lourd. Les ambitions sont plus vastes, mais l’ADN narratif du jeu reste intact : proposer des récits humains, dans un monde inhospitalier, où la survie passe par la solidarité, le compromis et l’espoir.
Rien n’est laissé au hasard : même si la sortie est prévue pour 2025, les premières images laissent entrevoir un projet toujours aussi personnel, mais plus audacieux, plus ambitieux. Et si Citizen Sleeper évoquait la survie solitaire dans les interstices d’un monde en ruines, Starward Vector pourrait bien parler de reconstruction, de fuite vers l’inconnu… et peut-être, d’un nouveau départ.
